Imagine demain le monde

« Tis­sons des liens, pas des me­nottes. »

La re­vue Ima­gine de­main le monde a pu­blié un ar­ticle sur « Tis­sons des liens, pas des me­nottes », sous la plume de Va­len­tine Van Vyve, dans son nu­mé­ro d’au­tomne 2024. À la suite de ces lignes, l’ar­ticle en ques­tion. Il reste té­lé­char­geable dans sa mise en page ori­gi­nale ici.

Bé­né­dicte Moyer­soen se rap­pel ce jour où un ami sans-pa­pier lui dit être « pieds et poings liés ». L’œuvre d’art « Tis­sons des liens, pas des me­nottes » veut rendre compte de cette réa­li­té en trans­for­mant des liens qui en­ferment en un fi­let de sou­tien.

Des tou­ristes de pas­sage à Bruxelles poussent les portes en­trou­vertes de l’é­glise du Bé­gui­nage. Le­vant les yeux pour ad­mi­rer les voutes et les vi­traux, ils dé­couvrent de longs pans de col­sons noués les uns aux autres, sus­pen­dus par vagues à une di­zaine de mètres du sol. Sous cette gi­gan­tesque œuvre d’art, quelques per­sonnes pour­suivent mé­ti­cu­leu­se­ment et quelque peu ma­chi­na­le­ment leur tâche. Il reste alors 4 000 col­sons à joindre les uns aux autres pour at­teindre l’objectif fixé par Bé­né­dicte Moyer­soen : tis­ser un fi­let de 112 000 col­sons, soit le nombre de per­sonnes sans-pa­piers en Bel­gique. En­ta­mée en mars 2023, l’œuvre dart de 700 m² est le fruit d’une ré­flexion por­tée par les ci­toyennes, les ci­toyens et le tis­su as­so­cia­tif, s’a­lar­mant alors de la si­tua­tion struc­tu­relle de « non-ac­cueil » des per­sonnes en mi­gra­tion et de­man­dant, à l’in­verse, qu’un ac­cueil juste et digne leur soit ga­ran­ti. L’usage des col­sons y est dé­tour­né : de « me­nottes, liens qui en­ferment et em­pêchent d’avancer », ils de­viennent, en­semble, un « fi­let qui sou­tient », ex­plique l’ar­tiste plas­ti­cienne. « Une per­sonne ma un jour confié être “ce rond-là” et je me suis aper­çue que la re­con­nais­sance de son exis­tence était vi­tale », se sou­vient-elle. Tou­chés par l’i­ni­tia­tive, les tou­ristes mettent la main à la pâte, « pour le sym­bole ».

Plu­sieurs mil­liers de ci­toyens belges s’op­posent aux po­li­tiques mi­gra­toires par le biais de l’art. Avec l’ap­pui des or­ga­ni­sa­tion de la so­cié­té ci­vile, ils tentent de faire en­tendre leur voix au­près des élé­ments lo­caux.

À l’instar de ces quelques col­sons tout juste noués, les pans de cette œuvre ont été tis­sés par­tout en Bel­gique. « Près de deux mille ci­toyennes de toutes gé­né­ra­tions et cultures, avec ou sans pa­piers, exi­lées ou non, des di­zaines d’as­so­cia­tions, mai­sons de re­pos, écoles et en­tre­prises ont re­joint ce mou­ve­ment de so­li­da­ri­té en­vers les per­sonnes mi­grantes », re­trace Bé­né­dicte Moyer­soen.

La dé­marche quelle a ini­tiée « per­met la ren­contre, l’é­change et change le re­gard que l’on pose les uns sur les autres », es­time-t-elle. Anne Van­de­rau­we­ra, membre de Vie fé­mi­nine en pro­vince de Luxem­bourg, se sou­vient ef­fec­ti­ve­ment de « mo­ments de par­tage lors des­quels des per­sonnes ré­gu­la­ri­sées et des citoyen•nes rencontré•es sur le mar­ché se sont mélangé•es ». Forte de cette ex­pé­rience, elle croit en l’im­por­tance de ces ac­tions ci­toyennes tant elles per­mettent de « sen­si­bi­li­ser les gens à des réa­li­tés qu’ils ignorent et qu’ils tendent à ju­ger un peu vite. » De sur­croit, « cha­cun a pu faire l’expérience de la so­li­da­ri­té par le geste, en s’at­ta­chant à sa voi­sine ou son voi­sin pour que le tout de­vienne so­lide. Ça fait ré­flé­chir au­tre­ment », confie Bé­né­dicte Moyer­soen.

« C’est beau ce que vous faites en pre­nant ain­si la dé­fense des in­vi­sible. »

« C’est beau, ce que vous faites », lance Ta­rik Chaoui, qui fi­gu­rait par­mi les per­sonnes sans-pa­piers ayant oc­cu­pé l’É­glise du Bé­gui­nage en 2021. « Vous pre­nez la dé­fense des in­vi­sibles, des oublié•es. ». Il sou­haite que l’œuvre par­ti­cipe à « cas­ser les pré­ju­gés et (à) por­ter un re­gard po­si­tif sur les per­sonnes mi­grantes ». « Face aux dis­cours déshu­ma­ni­sants qui nous nient, nous poussent à vivre dans l’illégalité, privé•es du plein exer­cice de nos droits fon­da­men­taux, puisse la force sym­bo­lique de l’art faire va­ciller la peur de l’é­tran­ger ! », abonde Hen­riette Es­sa­mi-Khaul­lot, per­sonne sans-pa­piers.

Construire un nar­ra­tif po­si­tif sur les per­sonnes exi­lées et sans-pa­piers, c’est ef­fec­ti­ve­ment l’ob­jec­tif vi­sé par les citoyen•nes et les as­so­cia­tions im­pli­quées dans ce nou­veau pro­jet.

« Tis­sons des liens, pas des me­nottes. » s’ins­crit en ef­fet dans une longue his­toire de mo­bi­li­sa­tion – et d’indignation – ci­toyenne, En 2015, face à la sa­tu­ra­tion du ré­seau d’ac­cueil, les citoyen•nes s’or­ga­nisent pour lo­ger chez eux les per­sonnes exi­lées. Alors que cette crise s’é­ter­nise, les as­so­cia­tions ac­tives dans la lutte pour la jus­tice mi­gra­toire mettent en place un ou­til per­met­tant à la po­pu­la­tion d’in­ter­pel­ler les au­to­ri­tés com­mu­nales avec l’ob­jec­tif que celles-ci, se re­ven­di­quant « com­munes hos­pi­ta­lières », prennent des dis­po­si­tions pour ga­ran­tir un ac­cueil digne des per­sonnes mi­grantes. « Ces in­ter­pel­la­tions ont don­né lieu à des mo­tions plus ou moins fortes se­lon les com­munes », com­mente Cé­cile Van­ders­tap­pen, char­gée de re­cherche et de plai­doyer au CNCD-11.11.11.

Cette nou­velle cam­pagne s’ins­crit sur ces fon­da­tions et ré­ac­tive les quatre-vingt-trois com­munes hos­pi­ta­lières. En ef­fet, en 2023, « les citoyen•nes ont vu des mil­liers de per­sonnes dor­mir en rue et ont vou­lu ex­pri­mer ce­ci : “Pas en notre nom ! » », pour­suit Cé­cile Van­ders­tap­pen. Mais plu­tôt que de se confor­mer aux nom­breuses dé­ci­sions de jus­tice et à ses obli­ga­tions in­ter­na­tio­nales en ma­tière d’ac­cueil, la se­cré­taire d’É­tat à l’A­sile et à la Mi­gra­tion, Ni­cole de Moor (CD&V), re­fuse d’ac­cueillir les hommes iso­lés de­man­deurs de pro­tec­tion in­ter­na­tio­nale. Mé­de­cins sans Fron­tières, Mé­de­cins du Monde, le CIRE, Vluch­te­lin­gen­werk Vlaan­de­ren, Bel­Re­fu­gees et Ca­ri­tas In­ter­na­tio­nal dé­noncent alors un « dé­ni d’ac­cueil plei­ne­ment as­su­mé par le gou­ver­ne­ment fé­dé­ral ».

En juin der­nier, ces or­ga­ni­sa­tions dé­plo­raient en­core que « mal­gré (leurs) ap­pels ré­pé­tés (…) et l’exis­tence de so­lu­tions, le gou­ver­ne­ment ne semble pas sai­sir l’urgence de la si­tua­tion ». « Le contexte belge et eu­ro­péen n’est pas fa­vo­rable à plus de so­li­da­ri­té et les ré­ponses au dé­fi que pose la mi­gra­tion sont da­van­tage d’ordre ré­pres­sif et sé­cu­ri­taire », ana­lyse Cé­cile Van­ders­tap­pen. Le pacte eu­ro­péen sur la mi­gra­tion et l’a­sile si­gné sous la pré­si­dence belge du Conseil de l’U­nion eu­ro­péenne en est un exemple ma­ni­feste.

Pour­tant, la so­cié­té ci­vile ne « se dé­cou­rage pas », ré­agit Bé­né­dicte Moyer­soen, tra­dui­sant un sen­ti­ment lar­ge­ment par­ta­gé chez les per­sonnes mo­bi­li­sées. Puisque ce­la a fonc­tion­né par le pas­sé, des ré­sul­tats tan­gibles peuvent être ob­te­nus à I’é­che­lon lo­cal, croient-ils. « La sen­si­bi­li­sa­tion des citoyen•nes est dé­ter­mi­nante pour qu’elles et ils in­ter­pellent les po­li­tiques et les poussent à agir », abonde Tom De­vriendt, co­or­di­na­teur du plai­doyer chez Ca­ri­tas In­ter­na­tio­nal. « Chaque ci­toyen-ne est un•e électeur•rice », com­mente d’ailleurs Ro­bert Gros­fils, Lié­geois en­ga­gé de longue date au­près des per­sonnes sans-pa­piers. Puisque « la cause des suc­cès lo­caux, c’est le plai­doyer col­lec­tif, ap­puie Ti­mur Tu­lug, nous por­tons la res­pon­sa­bi­li­té d’u­ti­li­ser ce pou­voir ci­toyen afin de construire des al­ter­na­tives concrètes à des­ti­na­tion des po­li­tiques », ex­horte le res­pon­sable du dé­par­te­ment Cam­pagne au CNCD-11.11.11. Des di­zaines de pro­po­si­tions ont ain­si été for­mu­lées à leur égard. Prio­ri­tai­re­ment, les citoyen•nes et as­so­cia­tions re­ven­diquent l’ac­ti­va­tion pré­vue dans la loi, d’un plan de ré­par­ti­tion obli­ga­toire des demandeur•euses de pro­tec­tion in­ter­na­tio­nale. Un plan qui im­po­se­rait aux com­munes d’accueillir en moyenne cinq per­sonnes cha­cune. Par ailleurs, ils de­mandent des cri­tères clairs et trans­pa­rents de ré­gu­la­ri­sa­tion des sans-pa­piers.

Si de nom­breux citoyen•nes es­pèrent que leur mo­bi­li­sa­tion « fe­ra bou­ger les lignes », Tom De­vriendt en nuance l’im­pact : « S’il y a une vo­lon­té d’ac­cueil des bourg­mestres, les com­munes n’ont pas la main­mise sur les moyens fi­nan­ciers qui leur se­ront al­loués par le Fé­dé­ral. Ce rap­port de force est d’au­tant plus dés­équi­li­bré que les Belges y ont élu des par­tis qui ne veulent pas plus de so­li­da­ri­té. ».

Pour in­flé­chir cette ten­dance, l’œuvre conti­nue­ra de voya­ger à tra­vers le pays, in­vi­tant les citoyen•nes à pro­po­ser des al­ter­na­tives aux po­li­tiques ac­tuelles. — Va­len­tine Van Vyve

« Puisse la force de l’art faire vai­cl­ler la peur de l’é­tran­ger. »

Pour­tant, la so­cié­té ci­vile ne « se dé­cou­rage pas », ré­agit Bé­né­dicte Moyer­soen, tra­dui­sant un sen­ti­ment lar­ge­ment par­ta­gé chez les per­sonnes mo­bi­li­sées. Puisque ce­la a fonc­tion­né par le pas­sé, des ré­sul­tats tan­gibles peuvent être ob­te­nus à I’é­che­lon lo­cal, croient-ils. « La sen­si­bi­li­sa­tion des citoyen•nes est dé­ter­mi­nante pour qu’elles et ils in­ter­pellent les po­li­tiques et les poussent à agir », abonde Tom De­vriendt, co­or­di­na­teur du plai­doyer chez Ca­ri­tas In­ter­na­tio­nal. « Chaque ci­toyen-ne est un•e électeur•rice », com­mente d’ailleurs Ro­bert Gros­fils, Lié­geois en­ga­gé de longue date au­près des per­sonnes sans-pa­piers. Puisque « la cause des suc­cès lo­caux, c’est le plai­doyer col­lec­tif, ap­puie Ti­mur Tu­lug, nous por­tons la res­pon­sa­bi­li­té d’u­ti­li­ser ce pou­voir ci­toyen afin de construire des al­ter­na­tives concrètes à des­ti­na­tion des po­li­tiques », ex­horte le res­pon­sable du dé­par­te­ment Cam­pagne au CNCD-11.11.11. Des di­zaines de pro­po­si­tions ont ain­si été for­mu­lées à leur égard. Prio­ri­tai­re­ment, les citoyen•nes et as­so­cia­tions re­ven­diquent l’ac­ti­va­tion pré­vue dans la loi, d’un plan de ré­par­ti­tion obli­ga­toire des demandeur•euses de pro­tec­tion in­ter­na­tio­nale. Un plan qui im­po­se­rait aux com­munes d’accueillir en moyenne cinq per­sonnes cha­cune. Par ailleurs, ils de­mandent des cri­tères clairs et trans­pa­rents de ré­gu­la­ri­sa­tion des sans-pa­piers.

Si de nom­breux citoyen•nes es­pèrent que leur mo­bi­li­sa­tion « fe­ra bou­ger les lignes », Tom De­vriendt en nuance l’im­pact : « S’il y a une vo­lon­té d’ac­cueil des bourg­mestres, les com­munes n’ont pas la main­mise sur les moyens fi­nan­ciers qui leur se­ront al­loués par le Fé­dé­ral. Ce rap­port de force est d’au­tant plus dés­équi­li­bré que les Belges y ont élu des par­tis qui ne veulent pas plus de so­li­da­ri­té. ».

Pour in­flé­chir cette ten­dance, l’œuvre conti­nue­ra de voya­ger à tra­vers le pays, in­vi­tant les citoyen•nes à pro­po­ser des al­ter­na­tives aux po­li­tiques ac­tuelles. — Va­len­tine Van Vyve

Bé­né­dicte Moyer­soen, « ar­ti­viste » et tis­seuse de lien

La voix de Bé­né­dicte Moyer­soen ré­sonne dans l’Église du Bé­gui­nage de Bruxelles. Ju­chée sur une grue à une di­zaine de mètres de hau­teur, elle pour­suit son im­pres­sion­nante ins­tal­la­tion. « Le fi­let est-il à la bonne hau­teur ? », de­mande-t-elle à l’un de ses aco­lytes avant de ma­nœu­vrer l’en­gin et de re­des­cendre sur la­tere ferme. « Mon plus grand mo­teur, c’est de tis­ser du lien », confie l’ar­tiste lié­geoise de 64 ans. De­puis quelque temps, elle ne réa­lise plus que des « œuvres col­lec­tives et so­li­daires ». « Au dé­part d’une pro­blé­ma­tique so­ciale qui m’interpelle, on crée une œuvre qui ne peut être réa­li­sée par une seule per­sonne et qui im­plique des ac­tions simples pour les­quelles la main hu­maine est es­sen­tielle », ré­sume-t-elle. Dans sa dé­marche, le che­mi­ne­ment est tout aus­si im­por­tant que le ré­sul­tat puisque ce sont les liens « im­pro­bables » créés entre les par­ti­ci­pantes qui priment. L’échange y trône en maître ; l’art in­clut et est ac­ces­sible à tous. Bé­né­dicte Moyer­soen sait « mo­bi­li­ser les forces, les voix, les ac­tions », confie l’une de ses col­lègues. Son art est une ode à la force du col­lec­tif.

« Je suis tou­chée par le tra­vail de four­mi qui crée quelque chose de fa­bu­leux, dit-elle. Il est pos­sible de construire autre chose, d’of­frir une autre vi­sion du monde… si on se met en­semble. » Dé­ter­mi­née et op­ti­miste, elle sou­hai­te­rait d’ailleurs que le monde re­garde avec plus de cu­rio­si­té et d’in­té­rêt ce qui fonc­tionne, ces ac­tions po­si­tives qui par­ti­cipent à construire un monde plus ac­cueillant.

L’art pour ré­sis­ter

« Fa­rouche op­po­sante à l’in­jus­tice et à l’i­gno­rance qui nour­rit la peur de l’autre », la créa­trice re­cherche « l’ex­pres­sion sym­bo­lique » pour dé­non­cer ce qu’elle consi­dère être les failles de cer­taines po­li­tiques. À la fois ar­tiste et pro­fes­seure de fran­çais langue étran­gère, elle es­time « prendre part à la so­cié­té avec ce qu’elle a en main ». L’art de­vient en­ga­ge­ment ci­toyen. Ani­mée par « des convic­tions pro­fondes », Bé­né­dicte Moyer­soen se dit d’ailleurs « ar­ti­viste ». « Je ré­siste d’au­tant plus que les po­li­tiques se dur­cissent en­vers les plus fra­giles. Je lutte en fa­veur d’une so­cié­té dans la­quelle chacun•e est acteur•rice de son fu­tur et y trouve sa place. ».

Is­sue d’un « mi­lieu loin d’être pré­caire », c’est aus­si ce pu­blic-là que la na­tive d’An­vers veut « ou­vrir à d’autres réa­li­tés ». Lorsque tous ces élé­ments convergent, pense-t-elle, « l’œuvre trans­cende l’art pour de­ve­nir une ac­tion po­li­tique et ci­toyenne ». — Va­len­tine Van Vyve.